La musique dans la comédie, entre fusion et contrastes
Bénédicte Louvat est historienne du théâtre et professeure de lettres à La Sorbonne/à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université. Auteure d’une thèse sur la place de la musique dans le théâtre français (Théâtre et musique. Dramaturgie de l’insertion musicale dans le théâtre français (1550-1680), Paris, Champion, 2002), elle a notamment participé à l’édition des œuvres complètes de Molière dirigée par Georges Forestier et Claude Bourqui dans la « Bibliothèque de la Pléiade ».


Les Amants magnifiques
Février 1670
Les intermèdes musicaux et dansés des comédies-ballet de Molière font immanquablement basculer l’intrigue réaliste dans un monde onirique. Comment sont-ils élaborés et incorporés à la pièce ? Tour de piste avec Bénédicte Louvat, historienne du théâtre.
Qu’est-ce qu’un intermède ?
Intermède veut dire « qui se trouve au milieu ». C’est le nom que l’on donne, à partir du 16e siècle en Italie, en France et ailleurs en Europe, à un divertissement qui intègre de la musique et de la danse et qui est placé au milieu d’un spectacle. Les intermèdes vont généralement par séries : il y en a plusieurs et ils sont placés entre les actes. C’est une pratique coûteuse que l’on trouve essentiellement dans les luxueux spectacles de cour, que les princes peuvent financer. Avant Molière, les intermèdes sont généralement sans rapport avec la pièce dans laquelle ils sont intégrés. C’est ce qu’indique la définition du dictionnaire d’Antoine Furetière, à la fin du 17e XVIIe siècle : « Les intermèdes se font de ballets, facéties, chœur de musique etc. qui n’ont rien de commun avec la pièce ». Le mot « intermède » n’est pas si fréquent sous la plume de Molière, lorsqu’il publie ses comédies-ballets. Le premier moment de musique de la pièce est souvent appelé « prologue » ou « ouverture ». Il faut ajouter que tous les moments musicaux des comédies-ballets ne sont pas, à proprement parler, des « intermèdes » : un certain nombre sont des séquences intégrées aux actes parlés.
Combien y-a-t-il de types d’intermèdes dans les comédies-ballets de Molière ?
Cela dépend des critères que l’on prend en compte : la longueur, la complexité, le niveau d’intégration à la comédie, le caractère… Molière et ses collaborateurs n’ont pas cessé de varier les formules, ce qui rend les choses compliquées ! Néanmoins, si on retient le critère du degré de complexité, on peut relever les intermèdes simples, constitués d’une seule entrée de ballet ou d’un seul air, que l’on trouve dans Les Fâcheux ou dans les petites comédies-ballets, en un acte, comme Le Sicilien ou l’Amour peintre, à la fin des actes II et III du Bourgeois gentilhomme ou dans Monsieur de Pourceaugnac, avec l’air de l’avocat. Puis, il y a les intermèdes complexes, composés de plusieurs airs, avec des chœurs, qui peuvent même être divisés en plusieurs scènes. C’est le cas de la pastorale intégrée dans le troisième intermède des Amants magnifiques : une vraie petite intrigue, une pièce dans la pièce ! Si l’on choisit de retenir le registre comme critère alors on distingue les intermèdes comiques, qui sont légion, comme la scène de Polichinelle qui veut faire taire les violons dans le Malade imaginaire ou la grande cérémonie finale du Bourgeois gentilhomme, pour ne citer qu’eux. Et puis, dans une toute autre veine, il y a le versant galant, qui mêle raffinement et élégance. Mais attention : les registres ne sont pas étanches et les frontières sont poreuses. Dans La Princesse d’Elide, le personnage de Moron fait basculer l’univers galant dans la bouffonnerie avant que la pastorale ne reprenne ses droits dans les derniers intermèdes… On peut aussi choisir le critère du degré d’intégration des intermèdes à la comédie. On distingue dans ce cas les situations musicales intégrées à la pièce qui prennent la forme de leçons de musique, de chansons à boire, du petit opéra impromptu… la liste est longue ! De l’autre côté, on a les intermèdes proprement dits, placés entre les actes et plus ou moins liés à la comédie. Prenons la comédie-ballet George Dandin : la comédie parlée et les intermèdes proposent deux déclinaisons du cadre de la campagne, une déclinaison pastorale, et une déclinaison comique, aux caractères très différents. Selon que l’on joue la pièce avec ou sans la pastorale-ballet, le sens entier en est transformé. Avec les ornements musicaux, la comédie parlée apparaît comme l’histoire d’un homme qui méconnaît les codes galants et qui est incapable de relativiser sa mésaventure amoureuse, comme le font les bergers. Molière a créé un jeu de contrepoint extrêmement subtil, qu’on perd complètement quand on joue George Dandin sans musique ni danse, ce que l’on fait habituellement.
Quel est le rôle des intermèdes ?
Dans les spectacles de cour très coûteux, notamment en Italie, ou dans les grandes pièces à machines, les intermèdes ont une fonction technique : ils permettent de couvrir le bruit des poulies que l’on actionne, de changer les décors et de laisser aux comédiens le temps de se changer. Dans le cas des comédies-ballets de Molière, c’est très différent. Les intermèdes ont essentiellement pour fonction d’offrir au spectateur - et d’abord à leur premier public : le roi et la cour - un divertissement complet qui fasse dialoguer tous les arts de ce qu’on appellerait aujourd’hui le spectacle vivant. La comédie-ballet est une sorte de spectacle total à la française de nature à rivaliser avec l’opéra italien dont, à ce moment-là de leur histoire, les Français ne veulent pas. Le plus beau, le plus plaisant pour les spectateurs du temps n’est alors pas une pièce unie, mais une pièce mêlée, totalement hybride, où l’on passe sans cesse d’un art à un autre, où la danse permet d’introduire des changements de rythme radicaux et où tout, sur scène, est sans cesse en mouvement.
Que sait-on de l’élaboration de ces spectacles, des répétitions, notamment?
Au départ, avec le coup d’essai des Fâcheux à Vaux-le-Vicomte en 1661, musique et danse ne sont pas réellement intégrées à la comédie. Le spectacle alterne actes parlés et entrées de ballet, sans musique vocale. Beauchamps et Molière auraient pu se contenter de juxtaposer les parties, mais ce n’est pas tout à fait ce qu’ils ont fait : Molière a quand même essayé de trouver une petite continuité thématique. Des fâcheux qui parlent et des fâcheux qui dansent entrent en scène chacun leur tour, pour empêcher les amants de se retrouver. À partir du Mariage forcé, qui acte réellement la collaboration avec Lully, les deux artistes mettent en place quelques formules qui reviennent : le mode d’intégration privilégié est l’insertion réaliste qui consiste à faire entendre de la musique là où dans la vie on en entendrait, ou on en jouerait. Par exemple, une sérénade, une leçon de musique, des spectacles offerts par un personnage au ou à la protagoniste. Presque tous les dénouements de comédies-ballets reposent sur ce principe : un personnage fait venir des musiciens et danseurs pour célébrer le mariage final ! Un autre moyen d’intégrer la musique à la pièce, ce sont les médiateurs ou personnages tampons, qui circulent entre l’univers de la comédie parlée et celui des intermèdes. Moron, le plaisant de La Princesse d’Elide, est omniprésent dans les premiers intermèdes, où il n’arrête pas de parler. Dans le premier intermède du Malade imaginaire, c’est Toinette, la servante d’Argan, qui fait la jonction entre les deux univers en commissionnant son amant Polichinelle. Le lien est certes fragile, mais tout de même, il permet de faire basculer dans un autre univers, en l’occurrence celui de la commedia dell’arte. Molière a parfois privilégié une continuité thématique immédiate pour coudre la musique à sa pièce, comme l’entrée des médecins dans L’Amour médecin, qui précède la scène de la consultation médicale dans la comédie. On pourrait imaginer que Molière ait cherché à intégrer de plus en plus les intermèdes à la comédie jusqu’à ne faire qu’une seule chose de la musique et du théâtre. C’est tentant, mais ce n’est pas le cas. Une pièce comme Le Malade imaginaire repose plutôt sur le principe de la juxtaposition, sauf pour la cérémonie d’intronisation finale, clou du spectacle qui atteint un degré de fusion assez indépassable ! On bascule immanquablement, à la fin du spectacle, dans l’univers du rêve, en dehors de toute vraisemblance. Molière tient à cette distinction entre comédie parlée, musique et danse. Son ultime pièce, Le Malade imaginaire, en est la preuve : l’alternance marquée entre les intermèdes et la comédie est une affirmation de la particularité de la formule de la comédie-ballet, comme un acte de résistance à l’opéra français naissant, que Lully est en train d’élaborer.
De quel type de spectacle d’aujourd’hui pourrait-on rapprocher la comédie-ballet et sa dramaturgie ?
De la comédie musicale, sans hésitation ! Les artistes et réalisateurs d’aujourd’hui, au théâtre ou au cinéma, se sont, de manière assez évidente, posé les mêmes questions que Molière et ses collaborateurs quant à l’intégration des moments chantés et, surtout, des chorégraphies à l’intrigue. C’est assez génial ! Que ce soit les Jets et les Sharks qui s’affrontent en dansant dans West Side Story, la scène des marins dans Les Demoiselles de Rochefort ou, plus récemment, La La Land qui s’ouvre sur un embouteillage monstre, prétexte à une grande chorégraphie, irréaliste, non justifiée, mais très réussie. Selon moi, certains des films de Christophe Honoré, où le chant survient au milieu des scènes parlées, ne sont pas totalement éloignés des comédies-ballets…
« Ce qu’on apprécie ce ne sont pas les pièces unies, mais les spectacles mêlés, hybrides, où l’on passe sans cesse d’un art à un autre. »
« Les réalisateurs de comédies musicales se posent les mêmes questions que Molière et ses collaborateurs ! »