Lully a-t-il trahi Molière ?
Historien de l’art et musicologue, Jérôme de La Gorce est directeur de recherche émérite au CNRS, musicologue et historien de l’art. Il est notamment l’auteur d’une biographie de Jean-Baptiste Lully parue chez Fayard en 2002.


Lully par Nicolas Mignard
Tandis que Psyché triomphe au Palais-Royal, Lully manœuvre en sous-main pour obtenir un précieux document : le privilège de l’opéra. L’année 1671 marque la fin de la collaboration entre les deux Baptiste, protégés du Roi-soleil. Que s’est-il réellement passé ? Le point avec l’historien Jérôme de La Gorce.
Que sait-on des raisons de la fin de la collaboration entre les deux Jean-Baptiste ?
C’est un sujet délicat, il faut être prudent ! Le document le plus important pour nous renseigner est le registre tenu par La Grange, comédien de Molière, sur les comptes de la Troupe du roi, registre qui se trouve dans les archives de la Comédie-Française. La rupture entre Molière et Lully vient très probablement de la gestion de leur répertoire de comédies-ballets. Si on regarde les comptes du registre, on se rend compte que Molière a passé son temps à reprendre les comédies-ballets à la ville, dans son théâtre, sans jamais accorder à son musicien ce qu’on appellerait une part de droit d’auteur, et ce dès la reprise de La Princesse d’Elide au Palais-Royal au mois de novembre 1664. Lully n’est jamais mentionné et c’est même Pierre Beauchamps qui dirige sa musique : Lully le connaissait bien, ayant déjà collaboré l'un et l'autre, lors de la création de la première comédie-ballet, Les Fâcheux, à Vaux, en 1661, et travaillant ensemble, avec Molière, pour les comédies-ballets du roi.
« La rupture entre Molière et Lully vient très probablement de la gestion de leur répertoire de comédies-ballets. »
Une rivalité a-t-elle pu s’installer entre les deux artistes ?
Attention, Molière et Lully s’entendaient très bien et ils ont connu une période de collaboration glorieuse, mais on peut avancer sans trop prendre de risques qu’au fil des années ce déséquilibre a pu miner leur amitié. En 1672, Molière s'est en effet considérablement enrichi, lors de la reprise de Psyché dans son théâtre: une seule représentation pouvant lui rapporter jusqu’à 1 500 livres. D’après ce que l’on sait, Lully ne touche pas un centime de ces recettes colossales et, encore une fois, ne dirige même pas l'œuvre. Il se sent dépossédé… Il a tout de même sa salle à Paris, le jeu de paume de Bequet, près du Luxembourg, où il va monter Les Fêtes de l’amour et de Bacchus la même année, mais la rivalité est forte, alimentée par un peu de jalousie. Lully décide de se consacrer à l’opéra et de faire cavalier seul.
Molière avait-il des projets du côté de l'opéra ?
Pas réellement. Il a essayé, pendant la décennie où il a écrit ses comédies-ballets avec Lully, d’introduire une nouvelle forme de musique dramatique, un parler-chanter qui se rapproche de ce qu’on appellera au 20e siècle, le “sprechgesang”. On en trouve des exemples dans la partition du Mariage forcé, des passages à mi-chemin entre la déclamation parlée et le chant. Mais, en 1670, Molière a abandonné cette idée. L’un des grands sujets liés à la naissance de l’opéra a été la mise au point du récitatif, la déclamation chantée, indispensable pour faire avancer l’action dramatique : à la fin du Bourgeois gentilhomme, dans son Ballet des Nations, Lully expérimente un style récitatif. Il y a bien une filiation entre les comédies-ballets et l’opéra, qui s’est nourri de tous les genres dramatiques de son époque. En 1671, pour accueillir Psyché au Palais-Royal, et plus largement les pièces à grand spectacle, Molière fait faire d’importants travaux de réfection dans sa salle, avec, notamment, la réalisation de ce qui ressemble à une fosse d’orchestre. Prévoyait-il pour autant de racheter à Pierre Perrin le privilège de l’opéra ? Nous n’avons aucune source là-dessus et cela a donné lieu à bien des fantasmes. Par exemple, un certain Antoine Bauderon de Sénécé, poète et homme de lettres, se pique de raconter, en 1688, l’année de la mort de Lully, dans un texte intitulé “Lettre de Clément Marot”, ce qui se serait réellement passé entre Molière et Lully. Molière prévoyait selon lui de racheter l’opéra avec son musicien et passe pour la victime d’une l’abjecte trahison de Lully. Le musicien en prend pour son grade…
Il y a donc une légende noire de Lully !
Et elle a été alimentée bien avant sa mort, avec des pamphlets qui circulent, notamment suite à l’affaire Guichard, à partir de 1675. Très intéressé par les spectacles, Henry Guichard essaya de collaborer avec Lully pour exploiter le privilège de l'opéra, mais Lully refusa cette proposition et accusa même Guichard de vouloir l'empoisonner. On a beaucoup glosé sur une rivalité entre Lully et Charpentier. Mais Charpentier appréciait beaucoup la musique de Lully, il s’en est inspiré à plusieurs reprises, notamment dans son fameux Te Deum avec l’intervention brillante des timbales et des trompettes. Puis dans sa tragédie lyrique Médée, qu’il donne sur la scène de l’Opéra en 1693. Nous n’avons aucune source qui prouve qu’il exista une animosité entre les deux compositeurs.
Pour autant, en 1672, Lully a les pleins pouvoirs sur la vie musicale parisienne. A-t-il œuvré contre Molière ?
À partir du moment où ils ne travaillent plus ensemble, ils sont en concurrence. Il faut bien se mettre en tête le contexte de rivalité intense qui existe alors entre les troupes de la capitale. Ce sont de vraies entreprises ! Alors oui, Lully exploite son privilège à fond: il s’est senti malmené, il a nourri quelque ressentiment pendant sa collaboration avec Molière. Il commence donc par limiter l’utilisation des voix et des instruments au théâtre. C’est une manière de contrôler ce qui se joue et d’empêcher qu’on reprenne ce qu’il a composé. Lully ne se prive pas d’évincer certains concurrents. Ses véritables adversaires sont aujourd'hui bien connus: il ne s'agit pas de Charpentier, mais de Robert Cambert, le compositeur de Pomone, qui fut évincé de l'Opéra sans ménagement et d'un musicien italien qu'appréciait Louis XIV : Paolo Lorenzani. Pour revenir à Molière, n’oublions pas que, si Le Malade imaginaire n’est pas créé à la cour, en février 1673, il a droit à une magnifique représentation à Versailles, pour les grandes fêtes de 1674. Représentation qui est aussi un bel hommage au dramaturge, et que Lully n’a pas empêché. Lully était tout puissant à la ville, oui, mais pas à la cour. Il se pliait au désir du roi, qui écoutait la musique qui lui plaisait.