France ou Italie ? Les goûts réunis selon Sylvain Sartre

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(C) Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Angèle Dequier

Le Mezetin par Antoine Watteau (1684-1721)

Philippe d’Orléans adore, par-dessus-tout, la musique italienne au point qu’on parle, sous sa Régence, d’un style “Palais-Royal”, tentative de réunion des goûts français et italiens, qu’on avait jusque-là volontiers opposés ! Mais justement, qu’est-ce que le goût français et que veut dire “goût italien” ? Qui de mieux pour nous donner son avis qu’un musicien…

Sylvain Sartre est flûtiste et directeur artistique de l’ensemble Les Ombres avec sa complice, la gambiste Margaux Blanchard. Il connaît très bien le répertoire de la Régence puisque son ensemble a enregistré, en 2022, un album consacré aux motets de Charles-Hubert Gervais (CVS).

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Sylvain Sartre

Qu’est-ce qui différencie, au début du 18e siècle, ce qu’on appelle le goût italien et le goût français ?

La première chose à prendre en compte, pour comprendre ces deux musiques, c’est la relation des arts avec le pouvoir, qui est fort différente en France et en Italie. Il y a un caractère libre et décomplexé de la musique en Italie, bien plus qu’en France où l’art est plus contraint par le pouvoir : la musique sert la monarchie absolue. De fait, les compositions en Italie sont plus extraverties, la musique vient souligner, surligner, accompagner les affects : elle est riche en couleurs. La musique italienne de cette époque est très instinctive, à la fois pour les interprètes, mais aussi pour les auditeurs. En France on reste dans une expressivité plus retenue, plus contrainte. La musique en Italie est très liée à la voix, en France on pourrait dire qu’elle est davantage liée au corps et à la danse. La musique baroque française est très codifiée, elle est très difficile à jouer pour nous, musiciens, aujourd’hui : cela demande beaucoup plus de travail pour arriver à trouver le groove, à restituer son mouvement ! On doit aller plus loin dans le travail d’interprétation pour faire émerger les reflets, les contrastes. Si on ne fait pas cet effort, cela peut sonner plat, terne. Voir ennuyeux ! Mais quand on y parvient… comme cette musique devient lumineuse, vibrante et touchante. Une vraie illumination.

On a beaucoup dit, au 18e siècle, que c’était deux conceptions diamétralement opposées de la musique : qu’en pensez-vous ?

Aux Italiens la fougue, aux Français la pudeur. C’est un cliché, mais cela est plutôt vrai dans la musique baroque… La musique française est plus pudique. Pourtant, quand on voit les effectifs orchestraux qui dépassent parfois les 80 musiciens sur scène sous le règne de Louis XIV puis sous la Régence, on ne peut que constater que c’est aussi une musique grandiose. Dans la musique italienne, les effets sont plus simples : prenez un concerto de Vivaldi. On se met autour d’une table avec des violonistes, on cale quelques détails… et la musique sonne tout de suite ! Ce n’est pas pour rien que Les Quatre saisons est une des œuvres les plus connues au monde. Avec un autre compositeur, comme le Français Jean-Marie Leclair, qui a pourtant travaillé en Italie, notamment avec l’école de violon de Locatelli, on a, selon moi, une musique plus riche, harmoniquement plus complexe que chez Vivaldi où l’on sait à quoi s’attendre. La mise en place est plus délicate, mais le résultat est, là encore, plus surprenant et, peut-être, plus riche.

Que préférez-vous, en tant qu’interprète, dans l’une et l’autre musique ?

De la musique italienne, j’aime l’immédiateté des émotions, on est instantanément transporté ! C’est incroyable, en tant qu’interprète : on peut aller très loin dans les effets. Ce qui me plaît avec la musique française, qui est quand même mon répertoire de prédilection, c’est de comprendre comment chaque compositeur essaie d’apporter sa touche personnelle. Disons-le : la tentative de réunion des goûts au 18e siècle était quelque peu utopique. Stuck, Campra, Bernier et d’autres ont essayé… Il y a eu des réussites, mais aussi des maladresses. Même François Couperin, notre Bach à nous, auteur des fameux Goûts réunis et des Nations, reste très français dans son style. La Régence ne résout pas réellement la question et le clivage demeure ; le sujet “France-Italie” reste très sensible sous le règne personnel de Louis XV et débouchera sur la fameuse “Querelle de Bouffons” dans les années 1750. Les deux camps n’ont pas fini de s’opposer…

Quelles découvertes avez-vous faites en vous plongeant dans les grands motets de Charles-Hubert Gervais, qui fait son entrée comme sous-maître à la Chapelle royale de Versailles, en 1723, au tout début du règne personnel de Louis XV ?

Gervais était au service du Régent, mais c’était pour autant un musicien très libre, même lorsqu’il prend sa charge de sous-maître à la Chapelle royale. Dans son “Miserere”, nous avons deux ou trois airs qui sont purement dans le style italien. Si on oublie le texte en français, on croirait de la musique italienne, c’est fou ! Il est allé très loin dans l’expressivité harmonique. Nous sommes à la Chapelle, c’est de la musique jouée à l'Église, pendant les différentes célébrations religieuses mais Gervais demeure un homme de théâtre : il ne compose plus d’opéra, mais il n’abandonne pas l’idée de trouver un ressort dramatique dans ses pièces sacrées. On voit la troupe de démons qui surgit dans le “Super flumina babylonis”. C’est exceptionnel : je n’ai pas beaucoup d’exemples d’oeuvres sacrées qui recèlent une telle dimension théâtrale. Cette audace lui a joué des tours… Quelle joie, en 2022, de continuer à faire des découvertes dans le répertoire baroque !

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“De la musique italienne, j’aime l’immédiateté des émotions, on est instantanément transporté !”

“Dans la musique baroque française, on doit aller loin dans le travail d’interprétation pour faire émerger les reflets, les contrastes. Si on ne fait pas cet effort, cela peut sonner plat, terne. Voir ennuyeux ! Mais quand on y parvient… comme cette musique devient lumineuse, vibrante et touchante !”

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