La partition du « Malade imaginaire », une enquête au long cours
Directrice de recherche émérite au CNRS, Catherine Cessac est l’auteure de plusieurs ouvrages sur Marc-Antoine Charpentier et a déjà publié plusieurs volumes de l’édition monumentale de l'œuvre du compositeur par le Centre de musique baroque de Versailles.


Portrait supposé de Marc-Antoine Charpentier
C’est un véritable travail d’archéologue qu’a mené la musicologue Catherine Cessac pour reconstituer les trois versions de la partition du Malade imaginaire. Récit d’une réécriture au gré des contraintes de Lully.
Marc-Antoine Charpentier a dû remanier la partition du « Malade imaginaire » à plusieurs reprises. Pour quelles raisons ?
La création du Malade imaginaire puis ses reprises posent des questions complexes et uniques en leur genre. Dans l’espoir de créer l’œuvre à la cour devant Louis XIV, Molière et Charpentier écrivent un grand prologue à la gloire du roi qui vient de combattre en Hollande. L’invitation royale ne vient pas et la comédie est finalement donnée à Paris le 10 février 1673. Il est possible que le prologue ait été remplacé par une pièce introductive beaucoup plus modeste, mettant en scène une bergère se plaignant de ses maux d’amour au lieu de la grande pastorale initiale avec ses chœurs et ses danses. Ce premier remaniement fut suivi de beaucoup d’autres, dûs, en partie, au diktat de Lully qui voulait régner en maître sur le théâtre chanté. Pour cela, le Surintendant de la musique obtint de Louis XIV des ordonnances visant à réduire de plus en plus le nombre des instruments et des chanteurs permis en dehors de l’Académie royale de musique dont il avait obtenu le privilège. Charpentier en fut victime et a signalé dans ses manuscrits les différentes versions de la musique de la dernière comédie-ballet de Molière : « dans sa splendeur » pour la création en février 1673, «avec les défenses » (de Lully) pour l’année suivante et un autre état « rajusté autrement pour la 3eme fois », probablement pour une reprise à Versailles, le 11 janvier 1686. Des remaniements ont également été opérés séparément au sein des intermèdes.
Ces arrangements impliquent-ils des aménagements de la comédie ?
La comédie proprement dite ne fut pas vraiment touchée par ces transformations. Néanmoins, si l’on considère le premier intermède, qui est celui qui a subi le plus de modifications - de 1673 à 1686, on ne décèle pas moins de quatre versions -, il est possible que la fin du premier acte, avec la réplique de Toinette invoquant son amant Polichinelle, ait été aménagée. Mais ce n’est bien sûr qu’une hypothèse…
Comment avez-vous pu renouer les fils de ces différents états pour proposer une édition qui regroupe les trois différentes partitions du « Malade imaginaire »?
Dans mon édition des Musiques pour les comédies de Molière parue dans le cadre de la Monumentale Charpentier du CMBV en 2019, je suis partie des travaux de mes deux collègues américains, Hugh Wiley Hitchcock et John S. Powell, ce dernier ayant découvert dans les années 1980 des parties importantes perdues jusque-là, à savoir la première version du premier intermède et le « petit opéra impromptu » que chantent Cléante et Angélique pendant l’acte II. Toutefois, il manquait encore une édition complète du Malade imaginaire, qui prenne en compte chacune des versions. J’ai ainsi découvert que les manuscrits de Charpentier, restés incomplets pour certains, posaient des problèmes bien plus importants qu’on ne le pensait. Il m’a fallu tenter de comprendre au plus près leur fonctionnement et leur logique, ce qui a été très long… et parfois assez difficile.
Que faut-il prendre en compte pour mettre en valeur la version que l’on choisit ?
La cohérence de la démarche est essentielle. Évidemment, la version originale peut être considérée comme étant la plus intéressante dans le sens où elle exprime l’inspiration première des créateurs. Cependant, les deux autres versions offrent des pièces absentes de la première comme par exemple les airs italiens (qui ne sont évidemment pas de Molière) du premier intermède et un certain nombre de danses ajoutées dans la troisième version, tout en conservant un intérêt tant dramaturgique que musical. L’interprète actuel peut donc choisir en fonction des effectifs qu’il a à sa disposition, de son goût, et s’approprier la version de son choix.
« La création du Malade imaginaire puis ses reprises posent des questions complexes et uniques en leur genre. »
Parlons des autres musiques composées par Charpentier pour Molière. Quelles sont celles qui sont perdues et celles qui nous sont parvenues ?
Avant Le Malade imaginaire, Charpentier mit de nouveau en musique, en 1672, des comédies initialement composées par Lully : Les Fâcheux, Psyché,La Comtesse d’Escarbagnas et Le Mariage forcé. Malheureusement, les deux premières sont perdues. Deux pièces ont été aussi retouchées plusieurs années après la disparition de Molière : Le Sicilien et Le Dépit amoureux.
Quelles sont, selon vous, les principales différences avec la version de Lully ?
D’abord, les textes sont différents de ceux mis en musique par Lully, bien qu’il soit certain que ceux de La Comtesse d’Escarbagnas et du Mariage forcé sont de la plume de Molière. Ils n’ont cependant jamais été publiés. Pour ces comédies, ainsi que pour Le Sicilien, les textes des intermèdes ont dû être établis à partir des manuscrits du compositeur. Par ailleurs, à la différence du Malade imaginaire, dont la structure alternant actes et intermèdes est très claire, la place des insertions musicales de Charpentier qu’il a revues est malaisée à préciser, tout autant que les liens des intermèdes avec la comédie. Seules les thématiques communes à certaines répliques des comédies et aux parties musicales permettent quelques suggestions. Étant donné l’état lacunaire des sources conservées, il est donc impossible de donner ces comédies de Molière avec les intermèdes de Charpentier. L’interprète ne pourra qu’exécuter les pièces séparément ou sous forme de suite.