Molière à la cour, Molière courtisan
Charles Mazouer, professeur émérite à l’université de Bordeaux Montaigne, est historien du théâtre français ancien. On lui doit, entre autres, un Molière et ses comédies-ballets (2ᵉ édition, chez Champion, en 2006). Entre 2018 et 2021, il a publié, chez Classiques Garnier, les cinq volumes du Théâtre complet de Molière, dans lesquels on trouve la totalité des partitions musicales des comédies-ballets.
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"Molière à la ville"
Commandes destinées au plaisir du roi et au pur divertissement, les comédies-ballets révèlent un Molière épris de grand spectacle qui semble éloigné du Molière subversif du Tartuffe ou de Dom Juan, implacable critique de l’hypocrisie sociale et inventeur de la grande comédie classique. Mise au point avec l’historien Charles Mazouer.
Quelle place occupent les comédies-ballets dans la production de Molière ?
Le terme de comédie-ballet dont nous usons communément depuis le 18e siècle pour désigner les spectacles imaginés et réglés par Molière qui mêlaient la comédie parlée, la musique et la danse, n’est employé qu’une seule fois par Molière, pour son Bourgeois gentilhomme, car ce spectacle comportait une comédie (d’ailleurs agrémentée d’ornements musicaux et dansés) suivie d’un ballet, le Ballet des nations. Molière lui-même publiait ses comédies-ballets comme des « comédies » ; mais les livrets distribués au public, les relations et les gazettes utilisaient des expressions qui soulignaient le caractère hybride de ce type de spectacle, telles que « comédie mêlée ou entremêlée de danses et de musique », « comédie mêlée de musique et d’entrées de ballets ». Enrichies des grâces de la musique et de la danse, les comédies-ballets bénéficiaient aussi de mises en scène parfois somptueuses, par exemple dues à un décorateur et machiniste de génie comme Vigarani. Mais de tels spectacles, créés pour les fêtes royales et que Molière voulut redonner dans son théâtre parisien du Palais-Royal, restent par essence éphémères. Ephémère ne signifie pas secondaire ! Au cours de sa carrière parisienne, entre 1658 et 1673, Molière créa 29 pièces ; parmi elles, 12 comédies-ballets, soit près de 40% de sa production dramatique. Des Fâcheux de 1661 au Malade imaginaire de 1673, presque chaque année vit naître une comédie-ballet, parfois deux ! Il faut croire que pour cet ensemble considérable, la volonté du roi Louis XIV et son goût pour ce genre de divertissement rencontraient et le goût et le dessein du créateur Molière.
Comment ont-elles été considérées par rapport à ses comédies ?
La critique a eu du mal à considérer à sa juste place et à sa juste valeur les comédies-ballets. Parce que les comédies-ballets venaient de commandes destinées au plaisir du roi et seraient une concession du courtisan Molière pour gagner la liberté d’expression d’idées plus sérieuses dans ses grandes comédies ? Comme s’il y avait deux parts dans l’œuvre de Molière : celle qui compte, celle de l’inventeur de la comédie « classique », du moraliste ; et l’autre, secondaire, indigne de retenir l’attention, qui sacrifie à la comédie musicale et dansée (je laisse de côté la veine farcesque). Voyez le mépris de Julien Gracq, encore dans ses Carnets du grand chemin de 1992. Pourtant, dès le 19e siècle, de bons esprits comme Sainte-Beuve ou Théophile Gautier avaient attiré l’attention sur le charme et l’intérêt des comédies-ballets ; et, au 20e siècle, un grand homme de théâtre comme Jacques Copeau s’inscrivait dans cette lignée. Ce sont les musicologues, dans le grand mouvement d’enthousiasme pour le baroque, qui furent les premiers à réhabiliter précisément les comédies-ballets, à commencer par Romain Rolland. En s’intéressant à la musique de Lully, puis de Marc-Antoine Charpentier, leurs études prennent au sérieux les intermèdes et ornements des comédies-ballets, qu’il appartient aux historiens du théâtre d’intégrer à une interprétation d’ensemble de ce qu’on a pu appeler des comédies plénières.
Quelles facettes de Molière dévoilent-elles et que nous disent-elles de ses goûts ?
Molière a été courtisan. Il a assumé pleinement le service du roi dans ses comédies-ballets, quelle que soit la hâte avec laquelle il devait répondre aux commandes ; comme il se doit, les comédies-ballets chantent la louange du roi. Il faut croire d’ailleurs qu’une véritable connivence existait entre l’artiste et le royal mécène – connivence de goût et même connivence de pensée, car, comme les grandes comédies dites classiques, les comédies-ballets donnent une nourriture à la réflexion. Et service n’est pas servitude. Si Molière a ainsi servi le roi en ses fêtes, il était artiste trop génial pour ne pas se rendre compte que la nouvelle forme venait à point pour compléter sa vision du monde, dans sa liberté d’artiste et de penseur. On sait la place de la danse dans la civilisation du temps, à la cour en particulier et dans la pensée du roi. Molière qui avait peut-être dansé dans les ballets que faisaient danser à leurs élèves les bons Pères jésuites du collège de Clermont, savait danser, dansa sur scène et partagea le goût de ses contemporains pour la danse. Il chanta aussi sur la scène dans ses comédies-ballets comme dans ses comédies unies. La musique et la danse firent l’objet de ses réflexions, dans ses pièces mêmes. Et il entretint des rapports parfaitement heureux avec son fidèle chorégraphe Pierre Beauchamps, et presque heureux jusqu’au bout avec son musicien attitré Lully, avant de se tourner vers le jeune Marc-Antoine Charpentier ; car Molière voulait garder la primauté de la comédie dans des spectacles sur lesquels il avait la haute main, alors que Lully se lançait dans l’opéra où le musicien joue le premier rôle, l’écrivain étant ravalé à la rédaction du livret. Voilà les dispositions et les goûts que les comédies-ballets permettaient de servir. L’écrivain de théâtre avait aussi l’occasion de répondre à des défis. Il lui fallait, pour l’enchaînement des éléments musicaux et chorégraphiques dans le spectacle, inventer des formules diverses, qui répondissent à deux finalités : veiller à l’équilibre artistique des ornements dans le spectacle ; assurer l’unité esthétique des trois arts de la comédie, de la musique et de la danse. Et n’oublions pas sa contribution de librettiste aux ornements de climat pastoral ou de climat comique et bouffon. Il faut bien croire que Molière s’enchantait de la réalisation de ces spectacles – véritables carrefours des arts. Aux acteurs, aux musiciens et aux danseurs, il fallait ajouter l’essentiel scénographe et machiniste, maître s’il en est de l’illusion. Illusion, mais aussi somptuosité et beauté de spectacles qui devaient surprendre, étonner, émerveiller : tous les artistes illustraient le même univers, l’univers du baroque avec lequel devait faire bon ménage la comédie réaliste, dont le sens s’enrichissait grandement des ornements de musique et de danse, dans la mise en scène des grands machinistes. Les comédies-ballets nous dévoilent un Molière baroque, mais qu’il ne faut pas disjoindre du Molière classique de la tradition.
Pourquoi plus personne n’a-t-il écrit de comédies-ballets après Molière ?
Le secret de ce mélange si réussi entre les arts de la comédie, de la musique et de la danse, inventé par Molière, n’appartient qu’à Molière. Il s’en perdit après lui. Ceux qui, après la mort de Molière, firent représenter des comédies-ballets ne parvinrent jamais à cette nécessité profonde de l’union des arts, ni à cette unité qui embrassait chez Molière les contrastes pour produire une signification originale. Le genre de la comédie-ballet disparut très vite et définitivement.
« Au cours de sa carrière parisienne, entre 1658 et 1673, Molière créa 29 pièces ; parmi elles, 12 comédies-ballets, soit près de 40% de sa production dramatique. »